« Shoot ! La photographie existentielle »
dim, 07/10/2011 - 17:56
Se (faire) tirer le portrait : l’expression bien connue pour désigner le fait de se prendre en photo ne pourrait mieux décrire la drôle d’expérience photographique présentée par l’exposition « Shoot ! La photographie existentielle » (Rencontres d’Arles, été 2010).
C’est dans les années 20 qu’une attraction d’un genre nouveau est apparue dans les fêtes foraines, le tir photographique. Fonctionnant sur le principe d’un stand de tir classique, la récompense était quant à elle pour le moins originale. Car à la place des traditionnelles peluches géantes, le tireur expérimenté (ou chanceux !) qui arrivait à toucher la cible en son centre se voyait remettre son propre portrait. En effet, en réussissant à viser le cœur de la cible, le tireur déclenchait l’appareil qui le prenait instantanément en photo, carabine à la main et regard concentré et/ou amusé.
Et le vocabulaire photographique prenait tout son sens : tirer, viser, shooter, recharger…
Jamais on n’aurait pu prendre davantage conscience du parallèle qui existe entre ces deux pratiques que sont le tir et la photographie !
Dispositif ludique, cette idée de tir photographique n’en est pas moins hautement symbolique. Si le résultat n’a techniquement rien d’exceptionnel (on a vu meilleure qualité de photo), le procédé illustre le combat psychologique auquel tout être humain est confronté, en offrant aux tireurs un duel très personnel, entre soi… et soi. Car c’est finalement en se tirant dessus qu’on «existe », photographiquement parlant, et la photo gagnée montre le tireur en train de se mettre lui-même en joue. Un geste à la dimension violente, donc, mais tout autant originale et drôle, qui connut un beau succès.
Visiteurs de fêtes foraine de tout poil sont donc immortalisés dans cette exposition : Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, Juliette Gréco, Cocteau, Truffaut, Fellini, Eluard, Man Ray, Cartier-Bresson (et bien d’autres), les artistes y côtoient les anonymes. Dont l’une d’elle ne l’est plus tant que ça, grâce à sa pratique assidue du tir photographique !
Depuis 1936, Ria Van Djik se fait en effet annuellement tirer le portrait à la fête foraine de sa petite ville de Tillburg. Grâce à ces nombreux clichés, l’Hollandaise témoigne de l’évolution de toute une époque en même temps que de la sienne. Coupes de cheveux, vêtements, qualité de l’image… Autant de détails qui illustrent la mutation et les progrès techniques d’une société.
Mais intéressons-nous plus particulièrement à l’une de ces photographies, celle de l’année 1973.
Evidemment, on connaît le contexte de ce portrait de Ria. Mais quand bien même le visiteur ne disposerait d’aucune indication, il serait facile de deviner que l’on se trouve ici au stand de tir d’une fête foraine. Malgré l’image en noir et blanc, qui ne peut donc retranscrire la lumière si particulière des fêtes foraines, mélange de néons et d’ampoules colorées, on peut reconnaître le lieu grâce aux petites lampes typiques des stands de fête foraine, qui cadrent la partie supérieure de la photographie. Et évidemment, la carabine que tient Ria nous indique que c’est bien au tir que l’on s’entraîne ici. L’ambiance de la fête foraine transparaît à travers les sourires des personnes présentes sur la photo, qui semblent détendues et amusées. On peut noter également la diversité des âges des personnages, assez caractéristique de la fête foraine qui draine toujours un large public d’enfants mais aussi de grands enfants ! Ici, des jeunes, voire des très jeunes (le petit enfant à droite) se mêlent aux personnes plus âgées, telles Ria et son amie. Les seules indications temporelles sont données par l’allure générale des personnages et leurs tenues, qui peuvent paraître un peu démodées et vieillottes, mais si l’année de réalisation de ce cliché ne nous avait été donnée, il aurait été difficile de dater précisément la scène, tant les fêtes foraines restent des lieux intemporels, où l’on oublie son âge et le reste ! Voilà pour le « studium »…
Mais ce qui fascine, dans cette photographie, et qu’on pourrait qualifier de « punctum », ce sont les deux lectures qu’elle offre. La première, la plus immédiate et évidente, nous donne à voir Ria, qui, l’air concentré et déterminé, tient son fusil et vise l’objectif sans sourciller. Mais en s’attardant un peu plus sur l’image et ses détails, on remarque les cinq personnages à droite de la tireuse. Trois d’entre eux ne suivent pas l’action, mais regardent vers la droite, manifestement vers un même élément hors-champ. Ainsi, ce quelque chose qui n’apparaît pas et qui est invisible aux yeux de celui qui regarde cette photo, existe quand même dans l’image, et existe d’autant plus que notre curiosité est piquée à vif par ces trois regards qui ont trouvé plus intéressant à observer que cette pauvre Ria qui s’applique pourtant à viser sa cible (et qui a réussi, puisque la photo existe !). On se demande alors ce qui mérite autant d’attention, et l’imagination travaille…
Joanne